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Quelle réponse à la crise ? Une économie écologique
Commençons par une blague pour économistes, qui peut refléter notre état d’esprit dans la situation économique de crise financière et économique globale du système capitaliste que nous vivons depuis l’été 2007 et qui risque de se continuer pendant toute l’année 2009 : « Le malheur des Russes , c’est que non seulement tout ce que les communistes leur avaient dit sur l’économie socialiste était faux ; mais qu’en plus, tout ce qu’ils leur avaient dit sur l’économie capitaliste était vrai ! ».

Alors que faire, si l’on est économiste et que vos amis politiques vous demandent des réponses à la crise ? Expliquer d’abord que l’économie, qui s’occupe de la production, de la répartition et de la consommation des marchandises est une science humaine, basée sur des valeurs sociales et politiques. Et donc que nos réponses doivent partir d’un certain point de vue, celui d’une économie écologique et solidaire.

Maintenant, de ce point de vue, la science économique, comme savoir autonome accumulé depuis au moins deux siècles, a des réponses et peut inventer par la recherche de nouvelles solutions, en fonction des besoins sociaux et des nécessités écologiques.

Comment analyser la crise ?

La crise que nous vivons est celle du mode de vie des classes dirigeantes des pays riches du Nord qui, depuis 30 ans, ont ouvert grand les vannes du crédit, de la dérégulation en faveur des marchés des capitaux et des biens, en mettant plus largement en concurrence les travailleurs entre eux, pour poursuivre une croissance économique qui a détruit notre environnement naturel et de nombreux liens sociaux de solidarité des époques antérieures. En effet, à quoi ont servi ces montagnes de crédits, aujourd’hui douteux, voire « toxiques » ? A financer l’étalement urbain de banlieues pavillonnaires sans âme, mais fortement énergivores et polluantes, à permettre aux ménages des pays riches d’avoir encore plus de bagnoles et de consommer encore plus de produits qui rendent obèses et malades, à accroître l’abrutissement généralisé par différents médias vivant essentiellement de la publicité pour le système. Allons-nous pleurer la crise d’un tel mode de vie, au travers des crises de l’immobilier, de l’automobile, des biens dits « durables » qui ne durent pas, de médias aux ordres que les publics délaissent pour retrouver de l’information et des marges de liberté ?

Faut-il simplement sauver ce système, comme nous le proposent les économistes du libéralisme économique, pour qui le marché rétablira, après une bonne purge, les bons équilibres et surtout fera remonter la Bourse et les profits des entreprises ? Mais ce serait accepter, au vu des sommes prêtées en créances douteuses (jusqu’à 10 000 milliards de dollars pour le système bancaire parallèle, soit près de 20 % du PIB mondial), des centaines de millions de chômeurs supplémentaires et de travailleurs pauvres, sans parler de la désorganisation politique d’Etats entiers du globe.

Faut-il, plus socialement, s’accommoder de ce système, comme nous le proposent les économistes keynésiens actuels, pour qui la régulation sociale souple de l’Etat-nation luttera contre la croissance du chômage qui s’annonce, corrigera les inégalités de revenus et de patrimoine et permettra enfin une « croissance durable », fortement teintée d’écologie là où les marchés sont porteurs pour les grandes firmes ? Le contenu social du keynésianisme, porté historiquement par le courant politique de la social-démocratie et par ce qui reste des partis « communistes », après l’effondrement du capitalisme d’Etat de l’ex-URSS, est largement insuffisant aujourd’hui. Car la perspective de la « croissance durable » suppose d’accepter la poursuite du saccage de notre planète, qui reste, comme le rappelle le philosophe Hans Jonas, le seul cadre de vie pour l’espèce humaine.

Quelle sortie de crise voulons-nous ?

Une sortie de crise suppose de relier l’économique, le social et l’environnement naturel dans une co-évolution, c’est-à-dire d’avoir une démarche « forte » de développement soutenable. Les économistes qui ont travaillé sur ce thème, en particulier ceux qui se réclament de « l’économie écologique » (« ecological economics »), que ce soient René Passet en France, David Pearce en Grande Bretagne, Robert Costanza et Nicholas Gorgescu-Roegen aux Etats-Unis et ceux qui continuent leurs travaux aujourd’hui (Jean-Marie Harribey, Franck-Dominique Vivien par exemple pour la France), s’inscrivent dans cette démarche de soutenabilité forte.

Le développement soutenable a dès lors comme objectif de préserver un stock critique d’actifs naturels et sociaux, que l’on peut qualifier de patrimoine naturel et social, de l’échelle globale à l’échelle locale, pour le développement de l’espèce humaine, en fonction des besoins des générations présentes et futures. C’est ce type de développement qui doit constituer notre horizon de sortie de crise aujourd’hui.

Si l’on examine sérieusement cet objectif, on s’aperçoit, que, vu l’état de nos sociétés, il est extrêmement ambitieux et que les moyens pour l’atteindre dessinent, pour la société, les contours d’un socialisme écologique démocratique, que l’on peut tout aussi bien qualifier d’éco-socialisme (Michaël Lowy) ou d’écologie populaire ou d’écologie de la « multitude » (Michael Hardt et Antonio Negri).

Un système économique soutenable, quelle que soit son échelle, du local au global, doit fonctionner comme un circuit à l’image des écosystèmes naturels et non comme une horloge, à l’image des machines artificielles comme le proposent les théoriciens de l’équilibre sur les marchés, néo-libéraux ou keynésiens du Fonds Monétaire International. Il doit s’insérer comme un système vivant – un système humain – parmi les autres systèmes vivants de la biodiversité planétaire.

On sait, selon le premier principe de la thermodynamique, que l’homme ne peut ni détruire ni créer de la matière ou de l’énergie. « Que fait alors le processus économique ? » s’est demandé Georgescu-Roegen. « Il se limite à absorber de la matière-énergie pour la rejeter continuellement. (Mais) il y a une différence entre ce qui est absorbé et ce qui sort. Et cette différence ne peut être que qualitative (…). Ce qui entre dans le processus économique consiste en ressources naturelles de valeur et ce qui en est rejeté consiste en déchets sans valeur ».

Nous avons proposé, pour des études sur les systèmes économiques de transport, à la suite de René Passet et de sa théorie des trois sphères incluses les unes dans les autres (Biosphère, Sphère Sociale, Sphère Economique), d’élargir les entrées du processus économique de Georgescu-Roegen, en incluant non seulement les « ressources naturelles de valeur » (le « patrimoine naturel ») mais aussi les ressources humaines sociales de valeur (le « patrimoine social »), dont la ressource humaine et l’espace de notre planète habité par les êtres humains, dans toutes leurs dimensions anthropologiques. Et nous avons suggéré d’appeler externalités les « déchets sans valeur » dont parle Goergescu-Rogen, en élargissant cette notion de « déchets » aux effets d’un système économique sur ses environnements naturels et sociaux que le système économique ne prend pas en compte de façon monétaire.

Les trois conditions du développement soutenable et leurs conséquences

Trois conditions fondamentales sont alors nécessaires pour la soutenabilité d’un système économique ainsi modélisé, c’est-à-dire représenté symboliquement de façon opératoire pour les acteurs :

1°) les ressources épuisables (naturelles et sociales), qui sont en stock de quantités finies et qui sont les entrées du système, doivent être utilisées à un taux permettant leur remplacement à terme par des ressources renouvelables. Par exemple, il est nécessaire d’organiser dès aujourd’hui la transition énergétique de l’après-pétrole, dans la mesure où l’épuisement de cette ressource est envisagé à l’horizon du XXIe siècle. Cela peut passer par l’utilisation provisoire de ressources épuisables plus abondantes, si elles polluent moins (le gaz naturel par exemple) mais à terme, de nouveau, comme avant l’ère industrielle, il faudra abandonner les énergies fossiles épuisables pour des énergies renouvelables. Par exemple, il est nécessaire d’organiser la transition urbaine de l’urbanisme « moderne fonctionnaliste », qui institue l’étalement urbain, vers un « nouvel urbanisme écologique » qui préserve l’espace habitable limité de notre planète. Comme la majorité de l’humanité vit aujourd’hui dans l’espace urbain, cela reconfigure l’ensemble des espaces où peuvent vivre les êtres humains, de l’espace urbain – qui est une « nature artificialisée » - à l’espace rural – qui est une « nature exploitée » et à l’espace « sauvage » , qui est une nature a priori non exploitée. Comme l’ensemble de ces espaces constituent en partie des « biens collectifs », c’est-à-dire des biens utilisés par de nombreux êtres humains, une gestion collective de ces biens est nécessaire, ce qui remet en cause certains droits de propriété privée en faveur de formes de propriété sociale.

2°) les ressources renouvelables (naturelles et sociales) doivent être utilisées en fonction de leur taux de renouvellement. Par exemple, la biodiversité doit être préservée, en limitant en ce qui la concerne, l’empreinte écologique des sociétés humaines (qui est calculée sur leur utilisation des ressources renouvelables et sur le captage du CO2 par les forêts). C’est une remise en cause radicale de toutes nos façons de produire et de consommer, ouvrant la voie à une agriculture, une pêche, un élevage, une sylviculture biologiques, à une industrie sachant mieux utiliser les matériaux de la biodiversité végétale par exemple (textiles, mobilier …), à une consommation responsable. Par exemple, la ressource humaine (les êtres humains vus par la lunette très déformante de l’économiste) doit pouvoir se reproduire et se développer. Cela ouvre la voie à la reconnaissance des droits sociaux pour le développement des êtres humains (mesuré par l’indicateur de développement humain, en particulier) avec les moyens économiques qui vont avec : droit au logement, à l’alimentation et à l’eau, à la santé, à l’éducation, à la sécurité, au transport, au travail, à la dignité d’une vie « authentiquement humaine » (Hans Jonas)… Ces droits sociaux supposent des services sociaux qui ne fonctionnent pas, là aussi, selon les critères du profit capitaliste, même s’ils ne sont pas nécessairement gratuits car, de toute manière, ils ont un coût économique.

3°) Les émissions des externalités négatives (environnementales et sociales) du système économique ne doivent pas être supérieures à la capacité d’assimilation des milieux. Cette troisième condition boucle le cycle du circuit économique soutenable. Elle utilise une notion de l’écologie scientifique, celle de capacité naturelle de recyclage des milieux (des « services », d’un point de vue économique, rendus gratuitement par les écosystèmes naturels). Mais elle élargit socialement cette notion, car cette capacité d’assimilation est comprise du point de vue de l’espèce humaine et de ses capacités propres, fixées par exemple par le droit : normes fixées par l’Organisation Mondiale de la Santé pour la pollution de l’air par exemple ; ou normes fixées par le GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat) pour les émissions de CO2 et des autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère.

Cette condition suppose par exemple que l’on réduise par deux à l’échelle mondiale les émissions des sociétés humaines concernant le CO2, et donc , si l’on attribue le même quota à tous les êtres humains, que la division soit d’un facteur 4 (75 %) pour la France. Le calcul économique peut servir dans ce cas, en comparant le coût des dommages à l’horizon 2100 si l’on ne fait rien (environ 1 % du PIB mondial par an) et le coût d’évitement des dommages si l’on utilise les meilleures techniques disponibles ( souvent inférieur et d’autant plus faible que l’on agit tôt, en se donnant les moyens de corriger les actions en fonction de l’expérience acquise). Une telle modification suppose des changements technico-économiques considérables, remettant en cause le fonctionnement de l’ensemble des filières économiques, de l’ensemble des chaînes logistiques de flux de marchandises et d’informations, du producteur initial au consommateur final. De plus, comme nos sociétés dépassent les capacités d’assimilation des milieux dans de nombreux domaines (déchets divers des ménages, des entreprises, des administrations) il est nécessaire, pour atteindre la capacité d’assimilation des milieux naturels de mettre en place une logistique inversée pour les biens et de nouvelles filières de recyclage des déchets.

Là aussi, du point de vue du calcul économique, la seule logique du marché et du profit individuel ne garantissent nullement que l’on atteigne les capacités d’assimilation des milieux. Au contraire, on démontre théoriquement, notamment selon René Passet ou Olivier Godard, que l’optimum marchand de pollution, qui résulte d’une négociation entre pollueur et pollué, pour un prix non-nul, contribue à dégrader l’environnement naturel. Les normes de soutenabilité doivent être introduites de l’extérieur des marchés pour atteindre la capacité d’assimilation des milieux. En revanche, une fois ces normes environnementales et sociales fixées, la théorie économique propose de nombreux moyens, allant de l’échange de droits de propriété, aux taxes et aux normes techniques pour atteindre les objectifs de soutenabilité.

Vers une économie écologique solidaire et démocratique

Ces quelques éléments sur une économie écologique sont loin d’épuiser le sujet. Des recherches doivent notamment être poursuivies sur les « externalités sociales » , la façon de les prendre en compte et de les mesurer. Car les sociétés humaines fonctionnent différemment des autres écosystèmes : elles sont plus complexes et plus difficiles à appréhender pour un être humain, qui est à la fois dedans, comme corps individuel, et dehors par la pensée. Elles mettent en jeu des synergies et ouvrent des potentiels de développement qui peuvent être ou non saisis par les acteurs. D’autres recherches doivent concerner les productions dites « immatérielles » ou « idéelles », en fait l’économie de l’information et de la culture. D’autres encore sont nécessaires sur le domaine du travail productif et du non-marchand, ainsi que le montre Jean-Marie Harribey, qui combine ses activités d’enseignant-chercheur et ses responsabilités à l’association Attac, dans son article du Monde diplomatique de novembre 2008. Enfin, si les travaux de Georgescu-Roegen montrent bien la nécessité d’une décroissance matérielle de notre système économique, dans la mesure où les ressources sont finies tandis que la croissance ne peut se perpétuer à l’infini, les conditions de cette décroissance doivent être précisées afin de permettre un développement humain et une réduction des inégalités sociales et environnementales.

En cela, l’économie écologique n’est pas figée. Ce n’est pas un mode de production qui succéderait brutalement à un autre en instaurant la dictature d’une classe exploitée sur une classe exploiteuse (schéma « marxiste-léniniste-stalinien »). C’est plutôt la prise en compte de la « complexification » (Edgar Morin) des sociétés humaines sur notre petite planète-patrie ; une organisation de la production, de la répartition et de la consommation selon une démarche socio-économique solidaire sur la longue durée ; la prise en compte de l’apparition d’un nouveau niveau – le global - , et de nouveaux problèmes pour les sociétés humaines, qui doivent les résoudre en tenant compte de leurs différences culturelles, spatiales, sociales…

L’économie écologique dessine les contours d’une société où le marché est relégué, comme dans d’autres sociétés de l’histoire, à une place secondaire ; où le capitalisme, selon la définition de Fernand Braudel, pour qui il s’agit d’une superstructure, concernant surtout les échanges internationaux, est fortement limité à tous les niveaux et en particulier par une nouvelle gouvernance démocratique globale à inventer ; où les droits sociaux humains sont étendus, notamment sur la propriété privée du fait de biens collectifs et d’externalités – c’est pourquoi on peut évoquer le mot socialisme – et cela de l’échelle locale à l’échelle globale ; où la « civilisation matérielle » est fortement réorganisée pour tenir compte de la finitude d’une planète totalement anthropisée ; où l’économie est de nouveau réencastrée dans le social (Polanyi) et dans la biosphère.

Cette société ne fait pas en revanche disparaître l’existence de classes sociales différenciées et en compétition quant à leur insertion dans le processus économique et à la répartition des revenus. L’histoire continue… Les différents mouvements sociaux de la « multitude » qui ont le plus intérêt à se coaliser pour aboutir à une économie écologique solidaire, telle que nous l’avons décrite, représentent des classes différentes (paysans-travailleurs, ouvriers, employés, intellectuels, marginaux sans droits…) avec en plus des mouvements sociaux non-classistes ou interclassistes des dominés (femmes, jeunes, minorités diverses…) qui ont intérêt à une transformation sociale radicale. C’est pourquoi le fonctionnement stabilisé d’une socio-économie écologique, avec des classes différentes, des points de vue et des intérêts contradictoires, malgré un cadre commun en termes d’objectifs et de représentation, nécessite d’approfondir radicalement la démocratie politique, à toutes les échelles du local au global et dans toutes les institutions, notamment les entreprises. En cela, pour l’Union européenne, les apports des expériences allant de la démocratie grecque aux luttes autogestionnaires du mouvement ouvrier, la pensée d’un philosophe militant comme Cornelius Castoriadis peuvent nous servir de référence. A suivre donc…

Jacques Stambouli, socio-économiste, Université d’Artois
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