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Au commencement était la limite
Tout ou presque a été dit ou écrit ou sur cette crise, globale tant par son aire géographique -nul continent n’est épargné- que par la multiplicité de ses facettes- financière, économique, écologique, sociale.
Mais dans toutes les analyses sérieuses des crises du capitalisme, de celle-ci en particulier, il y a un invariant qui doit focaliser notre attention car c’est un des points nodaux de la réflexion écologiste, c’est la notion de limite. L’incessant franchissement des limites par ce système basé sur la production de surplus a été mis en évidence par Marx, Weber, Polanyi, Gorz…, bien caractérisé par ce dernier dans Ecologica [1] comme le « dépassement des normes vécues et communes du suffisant (celles qui) conduisaient à limiter les besoins et désirs pour pouvoir limiter l’effort à fournir ».
L’essence même du capitalisme est celle de la maximisation : besoins toujours nouveaux artificiellement suscités, biens et services reproduits en quantités toujours plus importantes, consommation débridée de ressources naturelles et d’énergie, accumulation infinie de capital, recherche toujours plus avide de rendement et de profit par une exploitation toujours plus poussée des travailleurs…
Logique économique ayant balayé toute autre forme de rationalité au nom de la fable Smithienne d’un homo oeconomicus à l’appétit sans borne de gain et d’échanges.
Et pourtant… déjà Aristote pointait le danger d’une économie basée sur le développement du commerce, du crédit et de la banque, tournée vers le gain (la chrématistique, opposée à l’oïkonomia, productrice de biens d’usage), « non naturelle à l’homme, car sans limites ».
C’est aussi en repoussant toutes les bornes assignant jusque là sa place bien délimitée à l’économie dans l’organisation sociale, qu’à partir du XIXe siècle les marchés asservissent peu à peu les sociétés en faisant de tous les éléments vitaux des marchandises. La phrase de K.Polanyi à ce propos est célèbre : « Inclure le travail et la terre dans le mécanisme de marché, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même ». De même déniait-il la qualité de marchandise à la monnaie, simple signe de pouvoir d’achat, non produit pour la vente… encore était-il loin d’imaginer, en 1944, le rôle prépondérant et funeste de cette marchandise là dans le sort de milliards d’hommes.
Si aujourd’hui, d’un bout à l’autre de la planète, les sociétés humaines sont organisées selon le principe de la fiction de la marchandise généralisée, c’est l’aboutissement d’un lent processus de repoussement des limites, de franchissement des bornes que les hommes associés avaient posées dans leurs rapports entre eux et à la nature, depuis abolition du lien unissant besoins et moyens de les satisfaire, séparation du producteur de son outil et de son produit, séparation du produit et de celui qui en a besoin, jusqu’à la rupture de l’équilibre des échanges avec la nature.

Mais si le capitalisme a étendu son voile funeste à l’échelle planétaire en brisant les liens tissés par les hommes entre eux et avec leur milieu naturel, il se heurte depuis le début du XXe siècle à des limites, tant internes qu’externes qui s’avèrent, crise après crise, de plus en plus infranchissables.
Limites inhérentes à un système dont les contradictions apparaissent de façon éclatante en 1929, 1973-75 et depuis 2008, à travers des crises de surproduction et de suraccumulation du capital. A.Gorz dans son dernier écrit (La sortie du capitalisme a déjà commencé) et F.Chesnais dans un article récent (Crise financière : quelques détours par la théorie) montrent bien les tentatives désespérées et récurrentes du capitalisme pour dépasser l’impossibilité de valoriser tout le capital accumulé et enrayer la baisse du taux de profit en « employant des moyens qui, de nouveau, et à une échelle toujours plus imposantes dressent devant elle les mêmes barrières » (Marx, Livre III du Capital) : sSe sont ainsi succédés comme autant de moyens de réguler une abondance mortifère, chacun se heurtant à une nouvelle limite consubstantielle au système lui-même : l’extension géographique des marchés, la course aux investissements de productivité et son cortège de concurrences meurtrières, les délocalisations des unités de production, le recours massif à l’endettement, la régression brutale de l’investissement productif au profit du capital financier, la libéralisation mondiale de tous les types d’échanges, la marchandisation généralisée et la création toute artificielle d’une économie financière fictive, dont l’économie dite « réelle » n’est plus qu’un appendice (la valeur de la production matérielle n’atteignant qu’un cinquantième de celle des produits financiers).
Limites externes ensuite dont l’atteinte est signifiée de plus en plus brutalement aux hommes par une nature qui agonise. Fin prochaine des réserves du liquide miraculeux dont la consommation débridée a permis depuis 2 siècles le fonctionnement des secteurs primaire, secondaire et tertiaire. Cataclysmes annonciateurs de perturbations futures colossales en réponse au réchauffement climatique à l’oeuvre. Disparition accélérée de la biodiversité mettant en cause la survie même de l’espèce humaine…
L’inéluctabilité et l’échelle des catastrophes « naturelles » à venir est telle qu’on voit mal comment, cette fois-ci, le système pourrait éloigner la menace et repousser les bornes du possible.
Et pourtant on entend encore un Vaclav Klaus déclarer froidement à Poznan que « maintenant que nous devons nous serrer la ceinture, il faut supprimer le luxe environnemental » ! Fascinante cécité des libéraux devant l’évidente interpénétration des crises et fascinante naïveté de la croyance en une croissance toujours recommencée, fut-elle parée des habits d’un « keynésianisme vert ». Il est à cet égard étonnant de lire sous la plume d’A.Lipietz qu’« il faut bien comprendre qu’une décroissance de la crise écologique suppose une croissance massive de l’activité humaine ». Sortie de crise par plus de vélos, de logements écolos, de voitures électriques ? La logique du toujours plus est décidément bien prégnante !

Non, décidément le dépassement de ces limites par le capitalisme est désormais impossible et les soubresauts de la bête sont bien les derniers… à moins de basculer dans la barbarie.
Sortie du tout marchand et décroissance deviennent des impératifs de survie et donc recherche collective des limites aux échanges au sein des sociétés et entre hommes et nature.
Il est urgent d’expérimenter des formes d’économie alternatives à l’économie marchande en vue de la réinvention d’une « socialité primaire » (selon l’expression de d’A.Caillé du Mauss), basées sur l’autolimitation et l’autonomie.
C’est l’objet des coopératives, de l’économie solidaire, des AMAP, des SELS bien sûr, mais c’est surtout celui de la recherche d’un projet social global pour « rétablir politiquement la corrélation entre moins de travail et moins de consommation d’une part, plus d’autonomie et de sécurité existentielle d’autre part, pour chacun et chacune » [2]
Un projet écologique et social basé sur la définition en commun des normes de vie sociale centrées sur la répartition du travail socialement nécessaire à la satisfaction des besoins du groupe, une relocalisation de l’économie, une appréciation des biens et services basée leur valeur d’usage, une propriété limitée par l’usage personnel, sur la réciprocité et le lien dans les échanges et bannissant le fétichisme de l’argent.

Les sociétés capitalistes meurent de démesure. L’urgence d’échapper à cette folie broyeuse d’hommes et destructrice d’écosystèmes impose les retrouvailles avec la notion de limites.

Anne-Marie Billiottet

[1André Gorz , Ecologica, Ed Galilée

[2op. cit.

 

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